Nos coeurs disparus by Celeste NG

Auteur:Celeste NG [NG, Celeste]
La langue: fra
Format: epub
ISBN: 9782383990826
Éditeur: SONATINE
Publié: 2023-08-24T19:54:25+00:00

Dans la lueur miel de la lampe, elle a les mains qui tremblent.

La Crise. La Crise. Bird en a entendu parler depuis qu’il est enfant. Nous ne devons jamais oublier les souffrances de la Crise, lui a-t-on répété toute sa vie ; nous ne devons jamais connaître à nouveau ça. Mais il est impossible d’expliquer ce que c’était à vivre.

Des expulsions et des manifestations tous les jours, puis toutes les nuits, des gens qui réclamaient de l’aide à grands cris, n’importe quel type d’aide. La police tirait des balles en caoutchouc et vaporisait du gaz lacrymogène ; des voitures fonçaient dans la foule. Tous les soirs, les sirènes se réveillaient et hurlaient à travers la ville ; la seule question était de savoir dans quelle direction. Des incendies commencèrent à éclater aux quatre coins du pays – Kansas City un soir, Milwaukee et La Nouvelle-Orléans le lendemain –, feux de signal frénétiques des abandonnés et des désespérés. À Chicago, des chars patrouillaient le long des grands magasins de Michigan Avenue pour protéger leurs marchandises de luxe. Personne n’était d’accord sur la désignation des coupables – pas encore – et, sans objet précis sur lequel se fixer, l’indignation, la panique et la peur engloutissaient tout comme une marée noire épaisse et brûlante qui vous irritait les poumons. C’était là, dans les rues sombres et silencieuses après le couvre-feu, dans les ombres gris ardoise des immeubles et l’écho de vos pas sur le trottoir désert. Ça vous aveuglait comme un flash dans les gyrophares des voitures de police qui vous dépassaient à toute allure, toujours en route vers un ailleurs plus urgent, c’est-à-dire partout.

Comment expliquer cela à quelqu’un qui ne l’a jamais vu ? Comment expliquer la peur à quelqu’un qui ne l’a jamais vécue ?

Imagine, voudrait lui dire Margaret. Imagine si tout ce que tu crois être solide s’avère être de la fumée. Imagine qu’aucune règle ne s’applique plus.

J’ai faim, l’interrompt timidement Bird, et Margaret revient à la réalité dans un sursaut, jette un coup d’œil à sa montre. Il est midi passé, et il n’a même pas pris de petit déjeuner. Elle se maudit intérieurement. Ça fait tellement longtemps qu’elle n’a pas eu à s’occuper de quelqu’un.

Elle pose sa pince coupante et s’essuie les paumes sur les cuisses de son jean.

Je sais que j’ai quelque chose, marmonne-t-elle en fouillant dans un sac plastique près du canapé. Au bout d’un moment, elle en sort une unique barre de céréales.

Je me laisse embarquer dans mon travail, dit-elle, presque gênée. J’oublie même de manger. Tiens, prends-la.

Bird déballe la barre, puis hésite. Il commence à mieux comprendre : le visage émacié de sa mère, les cernes noirs sous ses yeux. Il ne sait pas bien ce qu’elle fait, mais ça la dévore. Elle s’alimente à peine, elle dort à peine aussi, sans doute. Toute la journée, toute la nuit, elle travaille… si c’est bien d’un travail qu’il s’agit.

Mange, insiste-t-elle tendrement. Il faut que tu te nourrisses. J’irai chercher autre chose ce soir.

Elle tire de

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